L'ÉQUIPE

Le nouveau bateau rose du skipper Alex Thomson

Le skipper Alex Thomson et le designer Karim Rashid. (Mario Palmieri)
Le skipper Alex Thomson et le designer Karim Rashid. (Mario Palmieri)

Le designer Karim Rashid, roi de l'acidulé, a opté pour une couleur genrée. Et l'impose sur le bateau habituellement noir d'Hugo Boss, skippé par Alex Thomson. En jasera-t-on au départ de la Transat Jacques Vabre le 27 octobre prochain ?

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Ce sera du Neon Pink. Un rose pas vraiment répertorié qui penche légèrement vers l'orange, sûrement polémique, mais obligatoirement flash-fluo comme le réclame le code couleur sécurité de la course au large. Peint plein pot sur le safran, le gouvernail, la quille et le dessus du cockpit, mixé avec des lignes argent, il sera également présent sur l'avant du pont. Il rendra le bateau visible à 50 km à la ronde, bousculera les codes virils de la voile sportive.

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En développant l'identité visuelle du nouveau bateau Hugo Boss, Karim Rashid, le designer industriel canado-américain d'origine égyptienne à la production pharaonique (pas moins de 4 000 modèles dans des domaines aussi variés que l'architecture, la mode, la téléphonie, l'ameublement et la décoration d'intérieur, dont la cultissime chaise Oh) couronnée de 300 récompenses, savait qu'on ne l'appelait pas pour se couler dans le moule, fut-ce celle d'un monocoque de 60 pieds. « Bien que mes productions ne soient pas roses à 80 %, mais juste colorées, je sais que je suis étiqueté. J'ai perdu beaucoup de projets à cause de ce préjugé. Mais si l'on m'a fait venir il y a deux ans, je pense que c'est pour casser les codes... couleur. Je n'allais quand même pas choisir du rouge, la couleur de la Ferrari, des bouches, des ongles, la préférée des hommes. Chez la plupart d'entre eux, le rose provoque une véritable aversion, c'est le triste résultat de toute une éducation dopée à la testostérone et le fruit de décisions marketing : Noël et Coca-cola, c'est rouge, mais ça aurait pu tout aussi bien être marron ! »

Le bateau noir et rose d'Alex Thomson. (Hugo Boss)
Le bateau noir et rose d'Alex Thomson. (Hugo Boss)

« Je crois qu'ils ont été choqués au début ! Il y a eu une longue bataille pour imposer cette couleur. » - Karim Rashid

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Le rose a été, malicieusement, sa première intention. Proposition acidulée qui claque sur le noir pirate qui reste de mise sur la majeure partie du pont, de la coque (hors logo) et des foils, et redonne de la légèreté à l'ensemble. Nuance le sombre, rehausse le sobre. Et quoi qu'en dise le staff présent au chantier dans le Hampshire, à 30 minutes de Southampton (Grande-Bretagne), en cette fin mars, qui a eu quelques mois pour se faire à l'idée, la nouvelle n'a pas été si facile à digérer. « Je pensais en mon for intérieur que cela ne se ferait jamais, qu'ils allaient refuser. Je crois qu'ils ont été choqués au début ! Il y a eu une longue bataille pour imposer cette couleur. À vrai dire, à chaque mail reçu, je m'attendais à un véto ! Mais ils ont fini par accepter, ce qui est osé de leur part. Peut-être est-ce parce que mon Neon Pink a un peu masculinisé le rose, comme l'avait écrit un jour un magazine de mode. Regardez-bien, cette teinte est vraiment étrange, presque indéfinissable, non ? Jusqu'à présent, l'identité visuelle d'Hugo Boss était noir et argent. J'ai fait pas mal de recherches historiques sur le graphisme en voile, et je me suis aperçu que le noir et le blanc dominaient. Ce Pink va trancher. »

Karim Rashid a su profiter aussi de l'évolution des moeurs. « Je me souviens que des marques de téléphonie refusaient systématiquement le rose dans les années 90. » Aujourd'hui, si l'on en croit la tendance, ce serait devenu une couleur millennial que l'on retrouve y compris dans les chaussures pour hommes.

Un monocoque qui pèse moins de huit tonnes

En faisant le tour du chantier, où la coque centrale et le cockpit du 60 pieds, posés sur des échafaudages, loin d'être achevés, ont des allures de vaisseau spatial digne de Dark Vador, Alex Thomson (quatre Vendée Globe à son actif, dont une 3e place en 2012 et une 2e place en 2016) ne semble pas si ému de ce choix (r)osé. Heureux même, excité par cette modernité. Prosaïque, il résume : « De toute façon, on avait exploité toutes les couleurs flashy obligatoires et on n'avait plus d'options. L'important est que ce monocoque pèse moins de huit tonnes, c'est-à-dire moins que le précédent, qu'il ait un impact visuel fort et efficace. Un beau bateau performant rend son marin deux fois plus heureux ! »

Alex Thomson. (Hugo Boss)
Alex Thomson. (Hugo Boss)

Proposer diverses variations autour du branding du bateau, et surtout, respecter les contraintes de poids, avec ce souci de la traque ultime du gramme. Karim Rashid qui n'avait jamais oeuvré dans la voile, hormis quelques virées touristiques, a appris à faire avec. Les lettres du logo argenté en kevlar carbone tissé dans la coque ne sont pas qu'une lubie de designer - par ailleurs très familier avec ces matériaux high-tech -, cela permet de ne pas alourdir le bateau avec de la peinture. « Tout est fait à la main, des milliers de composants ont été pesés au milligramme près » note Peter Hobson, le design manager. « L'esthétique doit être induite par la quête de performance. » « Alex Thomson est uniquement, à 200 %, guidé par la quête de la victoire » poursuit Karim Rashid. « Sur son bateau, il va dormir par tranches de 20 minutes, pas plus de 3 ou 4 heures par jour, rien ne doit interférer dans son confort de vie à bord, dans sa bulle. »

« Pour arriver à cette subtilité Neon, il aurait fallu appliquer beaucoup de couches de peinture. Bien trop lourd ! » - Karim Rashid


Pas de rose donc sur les foils, restés secrets lors de cette visite. En rentrant et sortant, la peinture partirait, hérésie en termes d'aérodynamisme. Pour accéder au minimalisme sensuel recherché par Karim Rashid, il a fallu travailler le matériau dans toute sa pureté. « Il y a tellement de restrictions dans la voile. Bien que j'aie l'habitude de ces cadrages techniques, notamment dans le bâtiment où des dizaines de corps de métier ont voix au chapitre, toutes les choses que je proposais étaient rejetées à cause de ces problématiques de poids. Un autre exemple : le mât, que je voulais rose. Mais pour arriver à cette subtilité Neon, il aurait fallu appliquer beaucoup de couches de peinture. Bien trop lourd ! »

L'art du compromis, de l'équilibre. Comme un skipper qui doit sans cesse trouver le bon curseur entre vitesse et sécurité, le designer a dû jongler entre la nécessité d'une identité visuelle puissante, la légèreté et sa propre sensibilité d'artiste « a priori un peu égoïste, qui veut pouvoir travailler en toute liberté. Pour autant, ce projet est le fruit d'une collaboration avec l'équipe entière, j'ai travaillé avec chacune des personnes de ce chantier. Fait des milliers d'allers-retours. Le design industriel, c'est un sport d'équipe ! ». Pour trouver le bon ton, il a fallu écouter, échanger, négocier. Appréhender un environnement vierge.

Au Havre, au départ de la Transat Jacques Vabre le 27 octobre prochain, le nouvel ovni fera sa première sortie. Le buzz se fera sans doute. « Ah, quelle audace ! », dira-t-on sur les pontons. Pink is the new black. Le so British Alex Thomson ne pouvait trouver meilleure devise pour tracer sa voie royale vers le Vendée Globe 2020 où il ne s'envisage qu'en vainqueur. Rose de bonheur ?

publié le 4 octobre 2019 à 12h17 mis à jour le 21 novembre 2019 à 14h11
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