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Carl Lewis : «Le talent n'est pas une question d'époque»

Carl Lewis était en visite dans les locaux de «L'Equipe». (J. Prevost / L'Equipe)
Carl Lewis était en visite dans les locaux de «L'Equipe». (J. Prevost / L'Equipe)

La star américaine de l'athlétisme des années 1980 et 1990 est venue, vendredi, dans les locaux de « L'Équipe ». Pendant plus d'une heure, le champion aux neuf titres olympiques et huit titres mondiaux s'est prêté de bonne grâce aux questions de nos abonnés.

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De sa sacoche, Mathieu Jouys, quarante-sept ans, sort une photo vieille d'un quart de siècle : on le voit sourire timidement, les mains dans le dos, à au moins un mètre de Carl Lewis qui ne lui accorde pas le début d'un regard. À l'époque, Mathieu était athlète, spécialiste du 110 m haies. Aux Championnats du monde de Stuttgart 1993, il avait terminé sixième de sa série dans un modeste 13''93 : « J'étais déjà complètement fan de Carl Lewis. La photo a été prise avant sa demi-finale du 100 m. Je n'avais pas osé m'approcher plus de lui, de peur qu'il ne me jette. Je n'aurais pas supporté d'être déçu. »

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Vendredi, Mathieu faisait partie des quatorze abonnés de L'Équipe ou membres du club Nike + qui ont eu le privilège de discuter pendant une grosse heure, dans nos locaux, avec le King Carl Lewis, l'homme aux neuf médailles d'or olympiques et huit titres mondiaux, désigné trois fois Champion des champions de l'Equipe (1983, 1984, 1991). Et franchement, ni Mathieu, jusqu'à récemment nutritionniste de l'Opéra de Paris, ni Amandine venue spécialement de Brest, ou Chantal la Savoyarde au bord des larmes dès qu'elle aperçut l'idole, n'ont semblé « déçus », bien au contraire. « J'ai bouclé la boucle ! », se félicitait Mathieu, avant que l'agent de Carl Lewis ne prenne tous ses contacts pour récupérer des documents (articles, photos...) que même le King avait fini par oublier...

Amandine Tapon (37 ans, pharmacienne à Brest) : « Qu'est-ce qui vous a le plus manqué quand vous avez arrêté votre carrière ?

L'esprit de groupe, l'amitié qui me liait à mes compagnons d'entraînement du Santa Monica Track Club : Leroy Burrell, Mike Marsh, Floyd Heard, Mark Witherspoon... On était concurrents sur la piste, parmi les meilleurs mondiaux, mais on s'entraînait ensemble, on voyageait ensemble de meeting en meeting, et on partait même ensemble en vacances !

L'athlétisme est pourtant un sport individuel...

Oui, mais vous devez comprendre que j'ai intégré l'équipe olympique américaine dès l'âge de dix-huit ans. À partir de ce moment-là, je suis devenu un personnage public, je ne pouvais même plus traîner dans les couloirs des hôtels car il y avait trop de monde qui voulait m'approcher. Donc mes seuls moments privés sont devenus ceux que je passais avec mes coéquipiers. Il m'a fallu créer cette famille pour ne pas devenir complètement cinglé ! »

Chantal Lelong (63 ans, retraitée à Chambéry) : « De tous ceux que vous avez gagnés, quels sont les titres qui vous ont le plus marqué ?

Rien ne peut égaler ma victoire sur 100 m aux Jeux de Los Angeles 1984. C'était ma première médaille olympique, devant toute ma famille, dans mon pays, avec une énorme pression, celle de gagner quatre médailles d'or. Donc si je ne décrochais que l'argent sur 100 m, mon pari était perdu dès la première épreuve ! Quatre ans plus tard, aux Jeux de Séoul, il y a eu la finale du 100 m que j'ai courue, perdue, avant d'être déclaré vainqueur (à la suite de la disqualification de Ben Johnson pour dopage). Tout mon clan était très excité, énervé, et moi je leur disais :''Calmez-vous : j'ai la longueur demain !'' Et c'est comme ça que j'ai pu conserver mon titre à la longueur. La finale du 100 m aux Mondiaux de Tokyo 1991 a sûrement été l'une des plus belles courses de l'histoire, et Atlanta 1996 (médaille d'or à la longueur) a été la victoire de l'expérience, de tout ce que j'avais appris de mon entraîneur, Tom Tellez, aussi bien techniquement que mentalement. »

Éric Lechaudel (49 ans, cadre bancaire à Boulogne-Billancourt) : « Aux Mondiaux de Tokyo, en 1991, il y a eu aussi ce concours extraordinaire à la longueur que vous avez perdu contre Mike Powell. Est-ce un bon ou un mauvais souvenir ?

Après le 100 m, j'étais certain de battre le record du monde à la longueur. Je n'avais absolument aucun doute là-dessus. Alors, j'avais dit à mon entraîneur : "Je bats le record du monde, je gagne le titre et j'arrête définitivement le saut en longueur", car l'entraînement est tellement éprouvant ! En finale, j'ai été le premier homme à sauter trois fois au-delà de 8,80 m, et pourtant j'ai perdu contre Mike qui a battu le record du monde (à 8,95m) ! Mais ce concours m'a aidé à comprendre qu'avant d'être un sprinteur, j'étais avant tout un sauteur en longueur, et que je ne pouvais pas abandonner ce qui était une part fondamentale de moi-même. C'est donc un bon souvenir, car c'est cette défaite qui m'a poussé à continuer la longueur pendant cinq ans et donc à remporter deux nouveaux titres olympiques (en 1992 et 1996) dans cette discipline. »

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Carl Lewis répond  aux abonnés. (S. Mantey / L'Equipe)
Carl Lewis répond aux abonnés. (S. Mantey / L'Equipe)

Gilles Boully (57 ans, informaticien dans le Val-d'Oise) : « Comment expliquer que la nouvelle génération ne parvienne pas à s'approcher de ce record du monde de la longueur ?

On vit aujourd'hui dans une société qui valorise la gratification immédiate bien plus que l'excellence basée sur la régularité et l'expérience. Je ne parle pas seulement de l'athlétisme mais de notre monde où on préfère par exemple les SMS à une vraie conversation. Si j'ai pu un jour sauter 8,91 m, c'est parce que dès l'âge de dix-sept ans, j'ai eu cet objectif en tête. Et qu'avant d'y arriver, j'ai sauté plus de soixante-dix fois au-delà de vingt-huit pieds (8,53 m). Aujourd'hui, certains sauteurs pensent qu'ils peuvent faire carrière avec trois bons sauts, mais c'est une illusion. »

Mathieu Jouys (47 ans, nutritionniste du Val-de-Marne) : « Je pense que vous n'avez jamais été aussi fort qu'entre 1981 et 1984. Êtes-vous d'accord avec moi ?

Athlétiquement parlant, oui. Mais ces trois années m'ont surtout permis de remporter quatre médailles d'or à Los Angeles. Et à partir de ce moment-là, tout a changé. J'avais vingt-trois ans et j'étais une star mondiale. J'avais la responsabilité de faire entrer l'athlétisme dans l'ère professionnelle, et je n'avais plus le droit de perdre ! Mentalement, c'était autrement éprouvant. Ce sont toutes ces raisons qui font qu'effectivement, j'étais sûrement moins fort après 1984. »

Jamal Drihimi (32 ans, chauffeur livreur dans le Loiret) : « Quel est le secret de votre longévité ?

Je gérais très bien mes saisons en participant à moins de compétitions que les autres. J'ai donc pu garder une certaine fraîcheur. En quinze ans de carrière professionnelle, de 1981 à 1996, je n'ai par exemple dû faire que 72 ou 73 concours de longueur (65 hors qualifications). »

Catherine Magendie (45 ans, responsable relations humaines dans les Hauts-de-Seine) : « Est-ce que vous pouvez nous en dire un peu plus sur votre préparation mentale ?

Mon entraîneur, Tom Tellez, m'a appris à me détacher de mes émotions. Pour lui, il fallait que je me concentre sur tout ce que je pouvais contrôler : c'est-à-dire la technique. Le jour de la compétition, j'analysais le plus tôt possible les conditions extérieures comme le vent, et une fois dans les starting-blocks, je visualisais ma course : la poussée en sortie de blocks, bien se servir de mes bras, rester droit, etc. Haïr mes adversaires aurait représenté une perte d'énergie. Aujourd'hui, les athlètes semblent beaucoup plus dispersés. Ils écoutent de la musique, demandent l'aide du public. J'essaie d'expliquer à ceux que j'entraîne que ça ne sert absolument à rien. À l'université, quand un étudiant révise pendant une semaine, il ne passe pas l'examen en écoutant de la musique avec un casque sur les oreilles ! »

«À mon époque, on se comportait comme des pros, mais on nous traitait comme des amateurs. Aujourd'hui, les athlètes sont pros, mais se comportent trop souvent comme des amateurs»

Ludovic Boppe (24 ans, consultant en assurance dans le Val-de-Marne) : « Comment faisiez-vous pour mener de front le sprint et la longueur ?

Coach Tellez disait toujours :''Si tu veux sauter loin, tu dois courir vite.'' Après 1984, je ne sautais pas beaucoup à l'entraînement. Peut-être deux fois par mois, plus la semaine qui précédait une compétition. Mais je travaillais ma course d'élan deux fois par semaine, parce qu'à la longueur, la course d'élan représente 95 % de la performance. »

Damien Vilain (39 ans, commercial dans les Hauts-de-Seine) : « Mais entre le sprint et la longueur, qu'est-ce que vous préfériez ?

J'étais d'abord un sauteur en longueur. Point barre. Tous les sauteurs en longueur peuvent sprinter, alors que je n'ai jamais rencontré un autre sprinteur qui pouvait sauter. Sauter est tellement plus compliqué ! Mais les gens sont fascinés par deux titres : celui des poids lourds en boxe, qui désigne l'homme le plus fort du monde, et celui du 100 m en sprint pour l'homme le plus rapide. Alors, pour la faire courte : la longueur était mon épreuve favorite, et le 100 m, mon business préféré (sourire) ! »

Carl Lewis (au centre) entouré des abonnés de « L'Équipe » invités à le rencontrer, vendredi à Boulogne-Billancourt. (S. Mantey / L'Equipe)
Carl Lewis (au centre) entouré des abonnés de « L'Équipe » invités à le rencontrer, vendredi à Boulogne-Billancourt. (S. Mantey / L'Equipe)

Ariston Diaby (31 ans, commercial dans le Val-de-Marne) : « Si vous étiez athlète aujourd'hui, auriez-vous le même succès ?

Est-ce que vous pensez que Jessie Owens serait le meilleur aujourd'hui ? Oui, évidemment ! Moi, je n'aurais jamais pu battre Jesse Owens, mais je battrais n'importe qui aujourd'hui, je serais aussi fort que dans les années 1980 et 1990. Le talent n'est pas une question d'époque. »

Régis Lachèvre-Costecalde (45 ans, kinésithérapeute dans le Val-d'Oise) : « L'entraînement est de plus en plus scientifique, technologique. Qu'en pensez-vous ?

C'est formidable d'avoir accès à toujours plus d'informations, sur la nutrition ou l'usage de la vidéo, mais ça ne change pas les fondamentaux de notre sport : la biomécanique. L'athlétisme est comme un ragoût. Ce n'est pas parce que vous ajoutez toujours plus d'ingrédients qu'il a meilleur goût.

Est-ce que vous avez eu un héritier ?

Est-ce que quelqu'un d'autre a gagné quatre médailles d'or durant la même édition des Jeux Olympiques ? Pas que je sache. Pour prétendre être mon héritier et celui de Jesse Owens, il ne suffit pas de courir vite. Le plus important, c'est l'héritage, ce que vous apportez à votre sport. Moi, mon objectif, c'était que les athlètes vivent mieux de leur sport. On s'est battus pour ça. Il a fallu attendre 1992 pour que l'athlétisme devienne vraiment professionnel. À mon époque, on se comportait comme des pros, mais on nous traitait comme des amateurs. Aujourd'hui, les athlètes sont pros, mais se comportent trop souvent comme des amateurs.

On peut parler d'Usain Bolt ?

Oui, bien sûr ! Je ne lui reproche rien, il a eu une superbe carrière, il s'est arrêté au sommet, quand il l'a décidé, ce qui est formidable. Mais je suis obligé de constater qu'aujourd'hui l'athlétisme est en plein déclin, qu'il y a de moins en moins de meetings, de couverture médiatique, et ça fait une quinzaine d'années que ça dure ! Le plus important, c'est la trace laissée dans l'histoire. Le temps décidera qui mérite ou pas d'entrer dans la légende. »

publié le 7 septembre 2019 à 00h05 mis à jour le 12 septembre 2019 à 11h50
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